Au cours d’un discours prononcé au Mont Valérien le 21 février 2014, Le président de la République, François Hollande, annonce sa décision de faire entrer Germaine Tillion au Panthéon.


Par Tzvetan Todorov, Président de l’Association Germaine Tillion, dans les colonnes du « Monde », le 1er mars 2014

Les valeurs de la Résistance entrent au Panthéon


<img.lemde.fr/image/2014/02/19/534x2...> Pierre Brossolette, Germaine Tillion, Jean Zay et Geneviève de Gaulle devraient faire leur entrée au Panthéon.

Le président de la République a décidé de faire transférer au Panthéon les cendres de quatre personnalités qui se sont distinguées par leur comportement au cours de la seconde guerre mondiale, trois résistants, Germaine Tillion, Geneviève de Gaulle Anthonioz et Pierre Brossolette, et un homme politique, Jean Zay, ancien ministre du Front populaire, député, emprisonné par le gouvernement de Vichy et massacré en 1944 par des miliciens français.}}

Ce ne sont pas les seuls héros de cette époque-là, mais tous ils incarnent les principales vertus du combattant : amour de la patrie, courage, endurance, fermeté face à l’adversité. Deux de ces nouveaux habitants du Panthéon sont des femmes, fait exceptionnel pour cette demeure, et qui mérite d’être souligné aussi pour une autre raison : les deux hommes ont été tués pendant la guerre, les deux femmes ont survécu et ont même atteint un âge avancé.

LES FEMMES PRATIQUENT UNE SOLIDARITÉ ACTIVE.

Cette différence de destin est en partie liée à leur sexe : au cours de ces combats, les femmes sont traitées de manière un peu moins brutale que les hommes (elles sont déportées au lieu d’être immédiatement fusillées) et, au camp, elles pratiquent une solidarité active. Germaine Tillion en témoigne : « Les fils ténus de l’amitié ont souvent paru submergés sous la brutalité nue de l’égoïsme, mais tout le camp en était invisiblement tissé. »

Ce qu’il faut noter en même temps est que ce ne sont pas seulement quatre opposants héroïques à l’invasion allemande de 1940 qui entrent au Panthéon en ce moment, ni seulement deux femmes ; ces personnes incarnent également d’autres valeurs, qui correspondent à un esprit de résistance au sens large, dépassant les seules actions audacieuses qu’elles accomplissaient à l’époque. On peut le voir à l’exemple de celle qui survivra aux trois autres, puisqu’elle mourra centenaire en 2008 : Germaine Tillion.

Cette jeune ethnologue s’engage dans la Résistance dès juin 1940, à peine rentrée de son terrain d’étude en Algérie. Elle n’a qu’une motivation : l’amour de la patrie. Cependant, dans le texte d’un tract qu’elle destine à la presse clandestine, elle introduit une autre exigence. La cause de la patrie mérite qu’on risque sa vie, mais pas à n’importe quelles conditions : « Nous ne voulons absolument pas lui sacrifier la vérité, car notre patrie ne nous est chère qu’à la condition de ne pas devoir lui sacrifier la vérité.  »

Dans le même texte, Germaine Tillion revendique une autre vertu, qu’on ne lie pas toujours à l’idée de résistance. « Nous pensons que la gaieté et l’humour constituent un climat intellectuel plus tonique que l’emphase larmoyante. Nous avons l’intention de rire et de plaisanter et nous estimons que nous en avons le droit. »

Deux ans plus tard, la résistante devenue déportée a l’occasion de mettre à l’épreuve son principe. Pour remonter le moral de ses camarades d’infortune, mais aussi pour leur transmettre quelques informations essentielles à la survie au camp, elle décide de composer une « opérette revue », qui raconte leur existence sur un mode humoristique.

L’HUMOUR FAIT PARTIE DES VALEURS DE LA RÉSISTANCE

Un « naturaliste » vient étudier cette nouvelle espèce animale, dont les représentantes exposent leurs doléances sous forme de chansons empruntées au répertoire musical de l’époque : airs d’opérette, numéros de cabaret, comptines populaires. L’humour fait partie des valeurs de la Résistance.

Confrontée à la population misérable du camp et en même temps à l’ordre rigoureux qu’imposent les surveillants, la jeune ethnologue n’oublie pas les principes de son métier : elle observe attentivement, collecte toutes les informations disponibles, élabore des schémas qui rendent intelligible la situation des détenues. Et, dès qu’elle a le sentiment de comprendre le monde qui l’entoure, elle s’empresse de communiquer à ses camarades son nouveau savoir : à son tour, il les aide à survivre.

La résistance physique est secondée par une résistance intellectuelle. Cette connaissance, dit longtemps après sa camarade Geneviève de Gaulle Anthonioz, qui arrive au même camp quelques mois plus tard, n’est pas sèche, c’est « une connaissance perpétuellement accompagnée par la compassion et qui se tourne inévitablement vers l’action ».

Aujourd’hui entre donc au Panthéon cette nouvelle manière de pratiquer les sciences humaines. Grâce à ces actions, grâce aux fils de l’amitié (et aussi au hasard), les détenues quittent le camp vivantes en 1945. De nouvelles épreuves les attendent.

Un jour les deux amies, Germaine et Geneviève, sont convoquées devant un tribunal allemand pour témoigner en faveur (!) d’une ancienne surveillante de Ravensbrück, injustement accusée par une des détenues. Geneviève raconte : « J’ai trouvé cela rude. C’était la première fois que je retournais en Allemagne et, en plus, j’avais un petit bébé. Tu m’as dit : si nous devons continuer à dire la vérité, nous devons aussi dire la vérité quand cela nous coûte. Et je suis allée là-bas. »

LE COMBAT ANTITOTALITAIRE

La guerre est finie, mais les combats continuent. Germaine Tillion prend connaissance de l’appel que lance, à la fin de 1948, un autre ancien résistant et déporté, David Rousset, pour combattre les camps toujours en activité – camps qui se trouvent, entre autres, dans les pays communistes d’Europe et d’Asie. Germaine Tillion adhère aussitôt à cet appel et participe activement aux enquêtes menées par David Rousset. Le combat antitotalitaire s’ajoute ainsi aux valeurs de la résistance.

En 1954 commence une nouvelle guerre, celle de l’Algérie. Germaine Tillion, dont c’est le terrain d’étude ethnologique, s’y rend et constate d’abord la nouvelle misère qui s’est abattue sur les paysans indigènes. Celle-ci lui rappelle le dénuement dans lequel vivaient les détenues du camp.

Elle cherche à y remédier, espérant que cette amélioration supprimera l’une des causes de la guerre. Elle crée à cette fin un réseau de centres sociaux où tous, garçons et filles, enfants et adultes, reçoivent une éducation élémentaire, permettant de mieux s’adapter aux nouvelles conditions de vie.

C’est pour les mêmes raisons que, un peu plus tard, Geneviève Anthonioz s’engagera dans l’organisation ATD Quart Monde : pour combattre la misère des bidonvilles sur le territoire français. Mais, en Algérie, le remède arrive trop tard. La guerre ne fait que s’intensifier, de plus en plus cruelle. Les anciens résistants et les membres des Forces françaises libres se trouvent en première ligne : ce sont eux qui dirigent maintenant l’armée française.

Face aux pratiques imposées par cette guerre de nature nouvelle, et en particulier face à la torture, devenue courante, les anciens combattants adoptent des positions différentes. Les uns – un Massu, un Bigeard, un Aussaresses – veulent défendre la patrie mieux qu’en 1940 et ne reculent devant aucun moyen. Les autres, plus rares – le général de Bollardière, l’ancien résistant et déporté Paul Teitgen – se désolidarisent de ces pratiques et les dénoncent publiquement.

SON ATTACHEMENT POUR LE VRAI ET LE JUSTE

Les fidélités de Germaine Tillion sont mises à rude épreuve. Elle ne peut trahir sa patrie, mais ne peut non plus renoncer à son attachement pour le vrai et le juste. Elle ne se reconnaît ni dans les défenseurs inconditionnels de l’Algérie française ni dans les « porteurs de valises » pour le FLN. Il ne lui reste qu’une voie bien étroite : celle de sauver des vies individuelles, d’empêcher des exécutions capitales, d’arracher des personnes aux sévices de la torture, de chercher à interrompre aussi la série d’attentats aveugles commis par les insurgés contre les civils.

Elle échoue souvent, réussit parfois, le résultat n’est pourtant pas mince : des centaines de personnes lui doivent la vie. Germaine Tillion résiste toujours, donc, cette fois-ci non à un envahisseur étranger mais à la barbarie qui s’empare indifféremment des nôtres comme des autres. Par son intermédiaire, les populations des anciennes colonies et le débat anticolonial font aussi leur entrée au Panthéon.

Une fois la paix revenue, Germaine Tillion ne prend pas une retraite pourtant bien méritée. D’un côté, elle prolonge et approfondit ses travaux savants sur la condition des femmes dans le bassin méditerranéen (Le Harem et les Cousins, Seuil, 1982), elle rédige aussi son grand livre sur les camps en 1988 (Ravensbrück, Point Seuil, 1997) et celui sur la guerre d’Algérie en 1958 (Les Ennemis complémentaires, Tirésias, 1958).

De l’autre, elle continue d’intervenir, là où elle peut, là où les valeurs de la Résistance sont battues en brèche. Elle s’emploie à humaniser la détention en prison, dénonce les pratiques esclavagistes toujours vivaces dans certains pays, n’oublie pas la dérive de la torture dans sa patrie, réclame des droits pour ceux qui n’ont pas un toit pour s’abriter ni de quoi manger tous les jours.

Avec Germaine Tillion entre au Panthéon une personne qui déclare : « Je pense, de toutes mes forces, que la justice et la vérité comptent plus que n’importe quel intérêt politique. » Et aussi : « Je ne peux pas ne pas penser que les patries, les partis, les causes sacrées ne sont pas éternels. Ce qui est éternel (ou presque), c’est la pauvre chair souffrante de l’humanité. »

-*Tzvetan Todorov (Essayiste, philosophe et historien français) Tzvetan Todorov Historien des idées et essaysite. Né en 1939 à Sofia (Bulgarie), Tzvetan Todorov est directeur de recherches honoraire au CNRS. D’abord théoricien de la littérature, il s’est penché sur la question de la mémoire et du totalitarisme.
Son œuvre a reçu le prix du Prince des Asturies en 2008.
Auteur de nombreux ouvrages, il a publié en 2001 « Mémoire du mal, tentation du Bien » (Robert Laffont) et, en 2002, « Germaine Tillion, une ethnologue dans le siècle » avec Christian Bromberger (Actes Sud).

Voir en ligne : http://www.lemonde.fr/idees/article…